Par Robert Berrouët-Oriol
Linguiste-terminologue
Montréal le 27 juin 2012
|
Robert Berrouët-Oriol |
Contrairement à ce qui a été formulé sur un site et sur un blog, il
n’y a pas une « Affaire Phelps ». Il y a, en toute rigueur, la mise au
point publique d’Anthony Phelps signifiant son refus, libre et légitime,
de recevoir une distinction nationale « in absentia » tant et aussi
longtemps que l’État haïtien n’aura pas véritablement traduit en justice
le dénommé Jean-Claude Duvalier, petit dictateur fantoche et fantasque
qui se ballade en toute impunité de Port-au-Prince à Jacmel, de
Pétion-Ville à Gonaïves où il s’est vu désigné « parrain » d’une
promotion sortante de l’École de droit de cette ville. Parrain, comme en
Sicile, l’Histoire l’aura consigné… Mais les jeunes haïtiens, ceux qui
ont aujourd’hui 20 – 30 ans, doivent s’interroger : s’est-il également
baladé sur les ruines de Fort-Dimanche et à Titanyen ?
En Haïti, «
ON » tentera très certainement et sans états
d’âme de la banaliser, de l’ignorer, de l’étouffer, de la gommer, de la
minorer, de la délégitimer, de la réécrire, de la dénaturer, de la
tonsurer, de la néantiser, de la tordre, bref de l’évacuer. «
Kase fèy kouvri sa
», une fois de plus, une fois de trop, comme pour ancrer davantage
cette toxique sous-culture de l’impunité au nom de l’évangile
papadocoquin d’une soi-disant « réconciliation nationale » allergique à l’idée même de la justice et dont «
ON »
voudrait allègrement s’accommoder… Mais la mémoire est une faculté qui a
l’élégance de laisser des traces et des repères lorsqu’elle s’appuie
sur des archives. Au pays des faux en écriture, où la fabrication et la
diffusion de faux sont valorisées au plus haut niveau de l’État et sont
devenues un sport national à géométrie variable, les faussaires ont
‘’constitutionnellement’’ le vent en poupe. À contre-courant de cette
toxique sous-culture de l’impunité, j’assume ouvertement qu’il est vain
de vouloir taire ou de vouloir étouffer la désormais célèbre mise au
point du poète Anthony Phelps titrée
‘’NON MERCI !’’
parue, le 15 juin 2012, sur Le Nouvelliste et sur AlterPresse, à
Port-au-Prince, et relayée par la suite sur plus de 21 sites, forums de
discussion, revues, blogs et publications à travers le monde.
L’Histoire aura également consigné l’absence –tout aussi courageuse,
remarquable et légitime–, de plusieurs écrivains majeurs de notre
littérature, ce sombre 6 juin 2012 au Palais national en ruines, lors
d’une cérémonie de remise de la plus haute distinction d’État par le
président de la République. L’absence de plusieurs écrivains haïtiens
–dont l’œuvre, magistrale et polyphonique, est saluée par la critique
nationale et internationale–, signe leur légitime refus d’être partie
prenante d’une récupération politique dans l’actuelle conjoncture où le
faux et la falsification historique sont conjugués en chœur, à l’aune et
à l’unisson d’une soi-disant « réconciliation nationale » d’inspiration
ouvertement néo duvaliériste. C’est tout à leur honneur. Ces écrivains
qui vivent et œuvrent en Haïti ont posé, eux aussi –à leurs risques et
périls–, un geste fort : ils méritent notre respect et notre amitié.
«
En haute et droite parole, l’honneur sauf et la dignité sans faille d’un grand poète.» C’est avec cette mention inaugurale que j’ai choisi, en toute liberté, de contribuer à une ample diffusion de la mise au point d’Anthony Phelps titrée
« HAÏTI – HOMMAGE : NON, MERCI ! » par l’agence haïtienne en ligne
AlterPresse.org depuis Port-au-Prince le 15 juin 2012. Pour sa part,
Radio Kiskeya, à Port-au-Prince, mettait en contexte la mise au point d’Anthony Phelps en titrant son papier comme suit :
« CONTRE L’AMNÉSIE, LE POÈTE ANTHONY PHELPS REJETTE UNE DÉCORATION PRÉSIDENTIELLE ». Qu’est-ce à dire ?
Malgré sa concision, par-delà la simplicité du phrasé et la nature
courante du ‘’véhicule’’ utilisé –un bref courriel et nullement un
argumentaire ‘’littéraire’’ de 15 pages–, la mise au point d’Anthony
Phelps, je l’ai plusieurs fois vérifié, a eu un écho considérable tant
en Haïti qu’en diaspora, tant sur des sites et forums haïtiens que dans
des publications amies en dehors d’Haïti. Le linguiste et critique
littéraire Hugues St-Fort l’a bien compris en signant un texte
[1]
de haute tenure et dont l’un des mérites est de hausser le propos au
niveau d’un débat aux fondements historiques sûrs. Les courriels que
j’ai reçus d’Haïti et de la diaspora m’ont confirmé ces derniers jours
le surgissement d’une onde de choc provoquée par la mise au point
d’Anthony Phelps…
UNE ONDE DE CHOC, UNE LAME DE FOND QU’IL EST ILLUSOIRE DE VOULOIR DÉTOURNER DE SON SENS PREMIER ET NET…
Mais de quel fond s’agit-il ? Le court texte d’Anthony Phelps ouvre à
des questions de fond en interpellant le champ littéraire haïtien, ses
artisans, ses actants, ses acteurs, ses spectateurs ainsi que, au
premier chef, ses lecteurs. « La geste » du
poète, ainsi, interpelle et questionne publiquement le politique,
l’éthique, l’esthétique et le Droit; les rapports entre le projet
esthétique de l’écrivain et le pouvoir, le droit à la liberté
d’expression de l’écrivain; les conditions réelles, aujourd’hui en
Haïti, de l’effectivité (ou de l’impossibilité) du droit à la libre
expression de l’écrivain; et, de manière plus déictique, le droit à la
liberté d’expression et de choix de l’écrivain face au pouvoir
politique, face aux manipulations avérées du pouvoir, jusques et y
compris le droit de refuser un hommage qu’entend lui décerner
solennellement l’État ici représenté par le président de la République.
Écrivain haïtien dans toute l’acception du terme, Anthony Phelps manifeste
son refus d’une impunité rampante et borgne qui tient lieu de règle de Droit aujourd’hui en Haïti.
LE REFUS PUBLIC DE L’IMPUNITÉ, TELLE EST LA POSITION VERTICALE D’ANTHONY PHELPS, TEL EST LE FOND DE LA QUESTION : la détourner par une sournoise campagne visant la droiture et la rectitude du poète est affaire de «
dilatwa »
hélas, une fois de plus, ‘’à l’haïtienne’’, pour éviter d’interroger
l’Histoire et de confronter nos miroirs individuels et collectifs. Sous
cet angle, la geste d’Anthony Phelps fera date dans l’histoire de la
littérature haïtienne –une littérature exemplaire, à plusieurs titres,
et durablement transnationale. À n’en point douter, il y a là matière à
réflexion, à échanges, à débats tant entre les écrivains eux-mêmes, en
Haïti, qu’avec la société civile et tous ceux qui, au pays et en
diaspora, s’intéressent à notre littérature. C’est pour y contribuer que
j’ai proposé l’arpentage d’un texte rigoureux et fort éclairant de
l’universitaire Rafael Lucas, «
L’esthétique de la dégradation dans la littérature haïtienne [2]» (Université de Bordeaux III – Revue de littérature comparée 2/2002 (n
o 302), p. 191-211).
Car la mise au point d’Anthony Phelps nous oblige à
interroger toutes nos dérives historiques, tous nos compromis, toutes
nos compromissions avec le politique, tous nos parcours nationaux
installés à demeure, notamment depuis 1957, dans LA DÉGRADATION DE LA CITOYENNETÉ HAÏTIENNE,
dans la dégradation de la pensée critique, au sous-sol, sur les mornes
et à travers les plaines d’un pays qui n’arrive toujours pas à traduire
en justice la peste duvaliériste et qui ‘’fonctionne’’ dans la
perversion des références historiques et l’adulation des modèles induits
par le duvaliérisme. L’oublier, vouloir le faire oublier, pire, le
gommer, c’est encore produire une pensée duvaliériste et croire pouvoir y
fourvoyer des milliers de jeunes nés après 1986 et qui n’ont pas connu
l’enfer duvaliériste. En clair, HAÏTI EST ENCORE ET TOUJOURS, HÉLAS, UN PAYS « DUVALIÉRISÉ
», qui n’entrera ni dans la modernité ni dans l’État de droit tant
qu’il n’aura pas jugé, au sens strict du Droit, le duvaliérisme, ses
criminels et ses crimes à grande échelle, ses vols, ses disparitions, sa
traque généralisée de toute une population. Les ‘’noiristes’’ et les
‘’mulâtristes’’ qui occupent aujourd’hui certains avant-postes du champ
littéraire et certains couloirs saumâtres du politique se retrouvent au
cœur d’une telle défaite annoncée de l’esprit critique. Et c’est
précisément ce en quoi la mise au point d’Anthony Phelps dérange… Et je
vois venir certaines fausses âmes pieuses, oublieuses de la chronologie
de l’Histoire, qui réclameront du poète la mise en accusation
concomitante des « autres » apprentis-dictateurs de l’après 1986 –eux
aussi se baladent en toute impunité en Haïti. Mais comment Haïti
pourra-t-elle JUGER UN JOUR PROCHAIN TOUS SES
APPRENTIS-DICTATEURS, MILITAIRES ET CIVILS, SES HORDES CHIMÉRIQUES, SES «
ZENGLENDOS » CRAVATÉS OU NON, SES « FRAPHISTES » ET AUTRES CRIMINELS
CONNUS DE L’APRÈS 1986 si elle ne commence pas par traduire en justice le vrai dictateur,
celui contre lequel les dossiers sont exhaustifs depuis plus de 25 ans,
celui contre lequel toutes les parties civiles ont réitéré leurs
légitimes plaintes depuis son retour en Haïti, retour effectué avec la
bénédiction du pouvoir politique de l’époque ? Je le dis haut et fort :
il faudra que les ‘’noiristes’’ et les ‘’mulâtristes’’, depuis toujours
experts en amalgames et en détournements de l’Histoire, cessent de jouer
à l’autruche : en Haïti, l’État de droit ne pourra un jour être
crédible et s’affirmer qu’en ‘’commençant par le commencement’’, en
clair traduire effectivement en justice le vrai dictateur Jean-Claude
Duvalier. La crédibilité de l’État sera ainsi attestée et confirmée pour
la traduction, également, de tous les autres apprentis-dictateurs
par-devant la loi.
La littérature haïtienne, aussi connue pour être une littérature de
combat, est traversée et minée par plusieurs courants, corps d’idées et
ancrages idéologiques. Elle témoigne par ailleurs d’une vieille
fascination de l’écrivain pour le pouvoir politique et ses mirages,
décorés ou pas, qu’il sert ou contre lequel il bataille. Elle s’est
également écrite dans les froidures et dans la solitude de l’exil, de
sorte que pendant plus de trente ans des milliers d’exilés économiques
et politiques se sont reconnus dans l’un des poèmes-phare d’Anthony
Phelps, «
Mon pays que voici » –poème pourtant écrit en Haïti, sous la dictature, au début des années 1960 avant le départ du poète pour le Québec. «
Mon pays que voici », poème de «
l’exil intérieur
» hautement persien, a revisité le lyrisme polyphonique dans notre
champ littéraire ; sa texture esthétique complexe, son archéologie
musicale burinée dans l’oraliture et la savante imbrication de ses
registres signifiants n’ont pas fini d’être étudiées par la critique
universitaire la plus sérieuse et la plus compétente (voir, entre
autres, sur le site de la fameuse revue Cultures Sud, la référence «
Biographie d’Anthony Phelps » par Hélène Maïa :
http://www.culturessud.com/contenu.php?id=320).
Voudra-t-on nous le faire oublier ? La littérature haïtienne a aussi
payé un lourd tribut à la peste duvaliériste : ils sont nombreux les
femmes et hommes de théâtre, les romanciers et poètes torturés,
assassinés, au Fort-Dimanche, dans les caves souillées du Palais
national, dans les prisons privées des macoutes de tout acabit et dans
les trappes silencieuses d’un certain Roger Mercier, grand-prêtre d’une
obscure confrérie dénommée ‘’Parti communiste haïtien’’. La mise au
point d’Anthony Phelps est également, sous cet angle, un salutaire et
sanitaire rappel au respect de la mémoire de ces écrivains tombés au
champ d’honneur de notre Histoire. Elle est aussi le contrepied d’une
connivence et d’une collusion feutrées, captieuses, caméléonnes et
quasi-généralisées avec le politique qui, ces jours-ci, polluent la vue
et anesthésient l’esprit critique –y compris dans notre champ
littéraire.
Un ami d’enfance, en embuscade d’un virtuel « job » alimentaire ô
combien mérité dans l’antre du politique, m’a fait tenir un message fort
éclairant : « sispann pale nan pawòl moun yo, pale zafè pwezi w osinon pe bouch ou ; w ap mete lavi fanmi w an danje
»… D’autres amis, satellités du politique au plus haut niveau, m’ont
très aimablement suggéré de me taire… On y est ? La peur se
réinstalle-t-elle, en Haïti et dans la diaspora, dans nos foyers et dans
les esprits comme aux jours sanglants du duvaliérisme ? Peur réelle,
fantasmée ou imaginaire ? Ce n’est pas la première fois que Robert
Berrouët-Oriol et d’autres écrivains de la diaspora reçoivent ce type de
message fort convivial ou des injonctions d’intimidation politique, à
peine voilées, capables ‘’d’effaroucher’’ l’ombre de mon ombre… « Voici venir le temps de se parler par signes
» ? En témoigne sans doute le silence frigide et malaisé de certains de
nos écrivains, en Haïti, suite à la mise au point d’Anthony Phelps.
Leur parole est-elle devenue prisonnière de leurs multiples
contradictions existentielles et idéologiques et de l’urgence argumentée
(ou mise en scène ?) de sauver peau et « mayi moulen » ? Une
parole devenue, aujourd’hui en Haïti, en danger comateux de vie,
contrairement à celle des écrivains de la diaspora que l’on veut faire
croire insoucieusement installés dans le confort et la sécurité de leurs
châteaux dorés et occupés à gourmander des champagnes millésimés et
rares du début du 20e siècle dont déjà « ON » me fait grief « in absentia »… Je précise une fois de plus ma pensée : « ON »
aura encore beau jeu d’alimenter le fossé pervers entre les écrivains «
du dedans » et les écrivains « de la diaspora » en une pulsion
d’amour-haine qui n’explique rien, qui n’excuse rien et qui mène droit
au mur, à la défaite de la pensée critique.
Il y a quelques années, j’ai publié une longue et minutieuse étude sémiologique
[3] de l’œuvre de Franketienne dans une remarquable livraison de la revue
Dérives de
mon ami Jean Jonassaint, étude qui entendait entre autres établir la
lisibilité de l’œuvre au travers un chantier lexical complexe et une
aventure néologique hallucinée et magistralement construite. Plus
récemment, dans la préface que j’ai signée du dernier livre de poésie de
Jean Durosier Desrivières
[4],
j’ai situé la dette de ce jeune poète envers son aîné Georges Castera
qui, à mon sens, a introduit dans la poésie en langue créole l’exigence
d’un formalisme rigoureux et la folie écrivante dont les surréalistes
français ont fait leur voilure. Dois-je le rappeler ? La littérature
haïtienne est un champ de hautes fréquences de talents et de quête de
liberté. Le politique s’en mord les doigts, et il tente de la cliver
lorsqu’il a du mal à la soumettre dans l’appétence des plus hautes
distinctions de l’État… Alors la littérature haïtienne est-elle encore
un espace de liberté d’être et de créer au pays de l’écrivain Jacques
Stephen Alexis torturé et assassiné, en avril 1961, par les hordes
armées de François Duvalier et dont la dépouille n’a jamais été
retrouvée ? Rien n’est moins sûr…
Enfin la mise au point d’Anthony Phelps peut être vue comme
une ultime déclaration d’amour du poète à son pays natal
qu’il refuse –dans sa haute poésie plus que cinquantenaire, dans ses
romans, son théâtre, ses nouvelles, ses contes pour enfants, sa
discographie, ses films–, de voir s’enfoncer encor et encor dans la nuit
duvaliériste, pestiférée et deshumanisante. Un ultime cri d’amour, qui
prend l’Histoire à témoin. Bruno Doucey, l’éditeur d’Anthony Phelps en
France, l’a bien exprimé dans le communiqué de presse
[5] qu’il vient de publier à Paris : «
Anthony Phelps associe une œuvre magistrale à une droiture d’esprit qui
fuit résolument toutes les compromissions. Son geste est l’honneur de
la littérature haïtienne ».
Notes
[1] Hugues St-Fort : « L’écrivain et le president
», dans Potomitan : http://www.potomitan.info/ayiti/non2.php; voir
aussi le Haitian Times de New York :
http://www.haitiantimes.com/quand-un-ecrivain-haitien-rejette-une-decoration-decernee-par-un-president-haitien/
[3] Robert Berrouët-Oriol : «
Franketienne aux parapets de la folie et du lyrisme baroque », dans « Frankétienne, écrivain haïtien ». Numéro spécial de
Dérives, 53/54 (1987).
[4] «
Le goût mutant de la langue ». Préface à «
Lang nou souse nan sous –
Notre langue se ressource aux sources » de Jean Durosier Desrivières
. Éditions Caractères, Paris, 2012.
[5] Communiqué de presse des Éditions Bruno Doucey :
Potomitan : http://www.potomitan.info/ayiti/non4.php
[Robert Berrouët Oriol, linguiste-terminologue, poète et critique littéraire, est coauteur de la première étude théorique portant sur « Les écritures migrantes et métisses au Québec » (Quebec Studies, Ohio, 1992). Sa dernière oeuvre littéraire, « Poème du décours »
(Éditions Triptyque, Montréal 2010), a obtenu en France le Prix de
poésie du Livre insulaire Ouessant 2010. Ancien enseignant à la Faculté
de linguistique d’Haïti, il est également coordonnateur et coauteur du
livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions »
-- Éditions du Cidihca, Montréal, février 2011, Éditions de
l’Université d’État d’Haïti, Port-au-Prince, juin 2011. Œuvre en cours
de publication en 2012 : DÉCOUDRE LE DÉSASTRE suivi de ANAPHORE DE L’ÎLE.]
Written by:canalplushaiti