Depuis dix ans, l’éditeur Rodney Saint-Eloi, bâtit des ponts culturels entre le Québec, son pays d’adoption, Haïti, sa terre d’origine, et le reste du monde.
Par où commencer? Les dreadlocks rassemblées en queue de cheval, le
phrasé cadencé d’une parole qui convaincrait les plus indifférents, le
rire le plus large qu’on n’ait jamais entendu (augmente-t-il avec les
kilomètres d’exil?). Haïtien de naissance, Rodney Saint-Eloi est
quasiment Québécois d’adoption.
Mais on pourrait aussi bien l’imaginer Amérindien, en le voyant si
proche des auteurs autochtones qu’il publie dans sa maison d’édition
montréalaise, Mémoire d’encrier. Africain? Bien sûr, et même Sérère pour
ses amis sénégalais qui le surnomment «wagane» (l’invincible)…
Cet esprit libre n’a que faire des frontières, d’aucune sorte. Il est
autant écrivain et poète qu’éditeur et passeur de talents.
Sur son stand, au salon du livre de Québec, il occupe chaque année
cet espace de la «diversité culturelle», où les visiteurs apprécient une
matinée amérindienne ou haïtienne avec autant de surprise que
d’intérêt.
«Quand je publie les Amérindiens, ici, cela peut surprendre, car,
pour beaucoup de Quebécois, ils sont toujours dans la réserve à “se saouler la gueule”. Ma relation décomplexée d’Haïtien à cette histoire me permet ce regard, et mon engagement éditorial.» Qui porte ses fruits!
Le premier roman de la jeune innue Naomi Fontaine, Kuessipan
est déjà réédité pour la troisième fois. Et quand Mémoire d’encrier
lance le recueil de la poétesse amérindienne Joséphine Bacon, à la
librairie Olivieri de Montréal, il faut fermer les portes, tant les gens
affluent.
La soirée est gagnée quand l’éditeur reçoit cette confidence d’un Québecois présent: «Merci. Je pensais que j’allais mourir sans voir ça.»
Sangs mêlés
Qu’il soit à Québec, à 93% peuplée de Québécois, (on y trouve à peine
un millier de ses compatriotes haïtiens, alors qu’ils sont plus de
100.000 à Montréal) ou ailleurs, Saint-Eloi travaille à cet art du «vivre ensemble» qui depuis toujours, le fait avancer.
D’où lui vient ce nom que l’on n’oublie pas? «Seuls les voleurs ont deux noms»,
dit-on en Haiti, où il a vu le jour en 1963, dans la petite ville de
Cavaillon, au Sud de Port-au-Prince. Lui, porte celui de la mère.
«Vous entendez les résonances coloniales? Entre le bon Saint-Eloi et la ville du sud de la France…»
Quant à Rodney… Mystère! Peut-être le prénom d’un amiral anglophone
de passage dans l’histoire de son île? Le patronyme Saint-Eloi, en tout
cas, l’affirme comme l’enfant chéri d’une dynastie de femmes, mère,
grand-mère, grand-grand-mère, (littéralement du créole) qui a «comploté» pour que ce garçon né hors mariage devienne «quelqu’un».
Le voici vous racontant sa vie comme s’il en écrivait déjà le roman. Le père? «Une petite enveloppe brune».
Celle que l’enfant né grimaud, reçoit chaque mois de son père absent.
Le pharmacien mulâtre participe ainsi à l’éducation de son fils, élevé
par sa mère, femme noire et modeste, qui chaque jour à l’aube, s’en va
travailler à l’usine.
Adolescence livresque
L’ascendance paternelle lui vaut d’être appelé dès l’enfance «docteur ingénieur». Sa voie est tracée vers l’excellence, il passe par le meilleur kindergarden de Port-au Prince, puis entre au collège canado-haïtien, comme l’écrivain Dany Laferrière et d’autres avant lui.
Rien, dans ce début de parcours, ne le prédisposait pourtant à devenir homme de livres et de littérature.
«Le livre, c’était d’abord la Bible, raconte-t-il, dont mon arrière grand-mère chantait les versets par cœur au point que j’étais sûr qu’elle savait lire… »
Ensuite, sa grand-mère poursuivra le rythme des récitations avec les
chants protestants. Pas étonnant que le dernier recueil de poèmes de
Saint-Eloi s’intitule Récitatif au pays des ombres. Il y rend un poignant hommage à son aïeule Tida, ainsi qu’àPort-au-Prince, dans de superbes pages.
L’écriture a commencé dès le collège, où il joue l’écrivain public comme président du comité des élèves.
«Quand certains arrivaient en retard, il fallait qu’ils
fournissent un justificatif, au risque d’être renvoyés pour
indiscipline. Ce qui ne pouvait pas arriver puisque j’étais toujours à
les défendre en leur inventant moi-même des excuses: il fallait me
mettre dans la tête des autres, en l’occurrence de leurs parents,
imaginer des situations, trouver des tons différents selon la famille…
Très vite aussi, j’ai été celui qui relisait les lettres d’amour des
copains. Ils m’appelaient “l’écrivain”.»
En récompense pour ses bonnes notes, l’élève brillant reçoit des
livres, et encore des livres. Entré au pays de l’écrit qui ouvre le
monde, le jeune homme se met à l’ouvrage, et comme tout aspirant en
littérature à Port-au-Prince, envoie ses textes au grand quotidien
haïtien, Le Nouvelliste. Qui les publie. Rodney Saint-Eloi est vite
repéré par le milieu intellectuel.
L’écrivain Lyonel Trouillot l’invite à rentrer dans l’équipe de ses Cahiers du Vendredi.
Le jeune poète enseigne la littérature au collège à cette période, mais
bientôt, l’historien Pierre Buteau le présente au directeur du
Nouvelliste qui recherche quelqu’un pour diriger ses pages culturelles.
«J’ai été reçu à 10H, j’ai commencé à 11H! Haïti, c’est ça, on n’a pas d’école, on apprend sur le terrain.»
Il lance un supplément littéraire au quotidien après avoir
avidement consulté ceux des journaux occidentaux, en se rendant chaque
jour à la librairie La Pléaïde. Apprendre en faisant…
Editeur engagé
A la fin des années 80, il publie à compte d’auteur son premier recueil de poèmes Graffitis pour l’aurore, préfacé par le poète René Philoctète qui le considère comme un fils. A l’époque, une seule maison d’édition, Deschamps, a pignon sur rue à Port-au-Prince, mais va faire faillite.
Le propriétaire du Nouvelliste, Max Chauvet, réédite le recueil de Saint-Eloi sur les presses
de son Imprimerie II, et se dit prêt à le soutenir dans l’aventure
éditoriale qui tente le jeune homme, en lui faisant crédit. La maison
Mémoire voit le jour, en 1991 à Port-au-Prince, et commence par publier
de grands haïtiens, dont Frankétienne, puis ce que l’histoire littéraire
retient déjà comme «la génération Mémoire».
Et pourquoi Mémoire?
«Parce que le temps haïtien est un temps accéléré. Un nom peut
tomber, personne ne le ramasse, les rues n’ont pas d’adresse fixe, tout
change et l’on perd la mémoire… Moi je suis un nostalgique, un lecteur
invétéré de la somme que Georges Corvington a consacrée à Port au Prince
au cours des ans. Dans cette ville, le mot et la chose peuvent être
différents, le problème de la mémoire reste fondamental.»
Pour donner plus de chance à ses auteurs (et rembourser son
crédit…) Saint-Eloi inventera Livres en Folie, une manifestation
littéraire qui continue d’avoir lieu chaque année dans la capitale
haïtienne, au mois de juin. Les auteurs y sont en signature et le public
s’y précipite en masse du matin au soir.
Génération Mémoire
Dans ces années 90, la maison d’édition Mémoire ressemble à une table
ouverte, le poète Georges Castera en devient le directeur littéraire,
et lance avec Rodney la revue littéraire Boutures. Son catalogue
s’enrichit peu à peu des écrits de René Depestre, Emile Ollivier, Dany
Laferrière. C’est du Québec, où les deux derniers résident, que Rodney
Saint-Eloi a entendu «un nouveau monde venir», loin des questions de territorialité revendiquées par ses aînés.
«La question d’être écrivain haïtien seulement si l’on écrit
d’Haïti, et tout ce qui concernait le nationalisme n’était pas mon
débat. Quand j’ai lu Dany Laferrière, ce fut comme un médicament. Je
poursuivais alors mes études à Québec, en littérature francophone. Je ne
le connaissais pas, mais je ne pensais pas qu’on pouvait écrire
autrement qu’un Jacques Stephen Alexis ou qu’un Jacques Roumain, et
voilà Comment faire l’amour avec un negre sans se fatiguer! Je ne dis pas que c’était le meilleur livre qui soit, mais il était d’une telle audace!»
«En Haïti, la tradition voulait qu’ on ne parle pas de soi,
qu’on parle de Dessalines. Dany Laferrière, lui, écrivait pour se
raconter. A la télévision il disait qu’en Haïti on ne baise pas à cause
de la promiscuité, et que l’on est frustré. Lui, venait de découvrir,
au Québec, des chambres qui fermaient à clé…»
En 2001, pour un certain nombre de raisons conjuguées,
Rodney Saint-Eloi quitte Haïti et s’installe au Québec, espérant
continuer d’éditer entre un pays et l’autre, mais encore faut-il que
l’électricité et les moyens de communication de base lui permettent de
rester en relation de travail étroite avec Georges Castera à
Port-au-Prince.
Ce ne sera malheureusement pas le cas… Il n’abandonne pas pour autant
l’espoir de l’édition, et tout en pratiquant divers métiers, dont
pendant un an, la direction du Centre d’information et de documentation
haïtienne, caribéenne et afro-canadienne (Cidihca), il parvient à
remettre sur pied, dès 2003, une nouvelle structure baptisée Mémoire
d’encrier
Dans un pays où l’aide à l’édition est importante, l’éditeur
bénéficie de l’appui fédéral en tant que résident, mais pas des
subventions qui ne sont accordées par la province de Québec qu’aux
seuls détenteurs d’un passeport québécois. Ce n’est pas son cas. Rodney
Saint-Eloi a gardé son passeport haïtien, et ne fait donc pas partie
des éditeurs «agréés». De plus, il publie des livres non «admissibles»
au chapitre des subventions réservées aux auteurs québécois.
Le grand apport vient du gouvernement fédéral, sous la forme de ces
billets d’avion et autres formes de soutien à ses voyages, qui lui
permettent de se déplacer dans le monde avec cette belle diversité
qu’il sème et fait fleurir de salons du livre en festivals
littéraires.
Audace et fantaisies
Au catalogue de Mémoire d’encrier, que l’éditeur pense comme un
véritable fonds, conscient du temps qu’il faut pour vendre en
s’appuyant sur les réseaux francophones et les universités, on trouve
aussi bien du côté haïtien le grand poète Davertige qu’un jeune talent
nommé Makenzy Orcel. Lequel sera repris par les éditions Zulma pour la
rentrée littéraire française pour son premier roman Les immortelles, comme quoi, ses découvertes font du chemin.
Son métier d’éditeur repose, dit Rodney Saint-Eloi, sur sa propre
capacité d’étonnement devant un texte, autant que sur celle d’oser ce
que les autres ne sont pas assez fous pour publier: un hommage à Bolya,
un polar haïtien, la réédition de la réponse de son compatriote haïtien
Anthénor Firmin à Gobineau: De l’égalité des races. Un livre sur les printemps arabes…
Saint-Eloi voit son métier comme «un beau risque», tourne
son regard vers l’ailleurs, toujours, et l’Afrique, souvent. A peine
a-t-il quitté le Salon du Livre du Québec 2012 qu’il songe à y faire
venir, en 2013, des auteurs du Sénégal. Il attend des nouvelles de
Boubacar Boris Diop, un texte de Souleymane Bachir Diagne, un autre de
Felwine Sarr, sans oublier Ken Bugul…
Comme de nombreux Haïtiens, dès la période des indépendances
africaines, venus renforcer le contingent de l’enseignement, des
artistes comme Jacqueline Lemoine des écrivains comme Roger Dorsinville,
dont Mémoire d’encrier publie un portrait étonnant de Dakar dans Poétique de l’exil, Rodney Saint-Eloi a tissé au fil des ans avec le Sénégal une relation particulière.
Souvenirs de Gorée
«A Gorée, je me suis senti chez moi, le Sénégal est devenu pour
moi le royaume de ce monde. J’ai été élevé dans un tel conflit avec
l’identité noire… En Haïti, le noir est le “neg ginen”, le “neg ti zorey” et j’entendais ma sœur, du côté paternel mûlatre, qui me parlait des “hommes de couleur”
sans même se rendre compte… Dans les boites de Dakar je découvrai que
les noirs dansaient, sans être, comme en Haïti, une minorité!»
Saint-Louis du Sénégal fait partie des lieux, comme Cuba
ou Marrakech, où l’éditeur cède la place à l’écrivain, dès lors que le
premier a réussi à s’organiser enfin pour laisser œuvrer le poète.
«L’important pour moi est d’écrire avec la pensée inquiète du monde, quelque soit le contexte…»
Un récit sur ces trois femmes qui présidèrent à son destin est en
cours, tout comme un recueil de poèmes qui viendrait répondre à cette
question que même son proche entourage lui pose et lui repose: qui
es-tu?
Il a commencé à se dire un peu dans Haïti Kembé là!, paru chez Michel Lafon avec une préface de Yasmina Khadra, au lendemain du séïsme du 12 janvier 2010 en Haïti.
Au même moment, l’éditeur entrait en concurrence loyale avec l’écrivain: Dany Laferrière donnait son Tout bouge autour de moi à Mémoire d’encrier alors que la maison était en difficulté.15.000 exemplaires, c’était reparti! En signe d’une amitié scellée dès les débuts de l’éditeur, qui publia en 2005 Mes années dans la vieille Ford.
Ecrivain, éditeur? A peine Saint-Eloi a-t-il commencé à se mettre au
travail que la préoccupation de l’autre revient quémander sa place: la
centaine de pages à lire par jour après que son directeur littéraire,
Max Dorsinville, les a mises de côté, au fil des premières lectures de
manuscrits. Les demandes de ses compatriotes haïtiens qui ignorent
souvent que le métier d’éditeur consiste d’abord à dire non…
Cette pensée inquiète qui le fait écrire le poursuit jusqu’au moment
de sa propre publication, au point qu’il a lui-même envoyé par la poste
aux éditions Mémoire d’encrier son dernier manuscrit, signé Wyclef Jean
Ollivier. Son directeur littéraire le lui a apporté avec la mention:
«A publier absolument!»
L’homme ainsi se divise, comme depuis toujours entre ses diverses
appartenances. Haïtien pour la communauté québécoise, québécois pour la
communauté haïtienne quand elle a besoin d’aide. Il peine à être chez
lui de retour en Haïti, où il sent qu’on le prie de repartir «chez lui à
Montréal», une semaine plus tard…
Homme intrépide
Rodney Saint-Eloi ne s’arrête donc pas. Même si on parvient à le
trouver quand-même derrière son bureau, au siège de Mémoire d’encrier,
trois employés, situé dans La Petite Italie de Montréal. Toujours dans
ce déplacement proche du tremblement prôné par Edouard Glissant, il
applique aussi de ce maître, la notion de relation, au quotidien.
«Dans celle que je vis avec les Indiens par exemple, il y a, tout
au fond, le souvenir de ceux qui habitaient Haïti bien avant nous et
qui me faisaient rêver… »
Celle qu’il vit avec les Québécois est habitée par la formule qui veut que ces derniers soient les «nègres blancs d’Amérique»:
«Ils ont l’humilité de ceux qui n’ont pas conquis. Il faut lire
le poème Speak white de Michèle Lalonde pour savoir quelque chose de ces
Anglais qui demandaient aux Québécois pauvres qu’ils avaient pour
domestiques, de parler leur langue… »
C’est avec une cinquantaine d’auteurs québécois que l’éditeur viendra
fêter en Haïti, en 2013, les dix ans de Mémoire d’encrier, pour que la
relation s’établisse aussi dans l’autre sens. Libraires et éditeurs
seront de la partie, en porteurs des lettres québécoises.
«Pourquoi Gaston Miron n’est-il pas connu en Haïti?»
Mais oui, pourquoi? Il suffisait que quelqu’un s’en étonne… Par exemple, Rodney Saint-Eloi.
Credit: ValérieMarinLaMeslée/Diasporama
Written by:canalplushaiti
Written on:avril 28, 2012
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