Jean-René Jérôme |
Il y a quelques années, je visitais l’Atelier de Néhémy Jean. Je me
suis arrêtée devant une toile, presque fascinée. Je découvrais en moi,
brusquement, ce bonheur qui vous entre dans la peau par le truchement
des yeux. Un peu plus loin, un deuxième choc délicieux, un troisième,
un quatrième. Je m’approchais pour lire le nom du peintre. Toutes ces
toiles qui provoquaient en moi cette joie qui fait qu’on s’abandonne
pour n’être plus qu’un œil qui regarde, toutes ces toiles étaient
signées : Jérôme.
Qui était Jérôme? Je ne me suis pas demandé ce que valait sa peinture
aux yeux des experts. C’est un aspect de l’art dont je ne me soucie
guère. J’ai vu des tableaux des plus grands maîtres des siècles passés
et des temps modernes dans les musées de Londres, Paris, Zurich,
New-York. Mais je ne me suis jamais sentie le droit de trancher sur la
valeur d’une œuvre . Tant de critiques d’art se sont trompés,
portant aux nues des peintres dont la postérité ne retiendra même pas le
nom, vouant aux gémonies des artistes qui seront considérés plus
tard comme de très grands génies!
Il y a quelques années, Otto Hahn, critique du magazine français « L’Express » écrivait
à peu près ceci : « Télémaque a trouvé un moyen de ne pas se donner
de mal ». Je savais, pour l’avoir vécu lors d’un séjour à Paris,
qu’Hervé Télémaque travaillait à sa peinture sept ou huit heures par
jour. S’il n’avait pas fait son compte d’heures durant la semaine, il
se rattrapait le dimanche. Comment un critique d’art peut-il écrire
sans sourciller de pareilles assertions? Même si une œuvre est médiocre,
on ignore quelle somme de travail elle représente pour l’artiste.
D’ailleurs il est des chefs-d’œuvre qui naissent dans la facilité.
Chaque artiste, chaque créateur a sa manière d’œuvrer. Ce même Otto Hahn
écrivait, il y a quelques mois, un compte-rendu élogieux d’une
exposition présentée par Hervé Télémaque. Que s’était-il passé? Il
n’avait sûrement pas augmenté son nombre d’heure de travail; il
n’avait pas changé sa manière de peindre. Otto Hahn s’y est sans
doute accoutumé. Certaines personnes ont besoin de temps pour
s’habituer aux choses nouvelles. Et puis, Télémaque a acquis une
certaine notoriété un peu partout dans le monde. Peut-être qu’Otto Hahn
n’ose plus critiquer ce peintre haïtien dont le talent est reconnu
dans les grandes capitales de l’art.
Avec quelle mesure un critique jauge l’œuvre d’un artiste? Pour ma part, je n’ai jamais
eu qu’un critère : mon plaisir, mon émotion. Il y a ce lien presque
charnel qui se crée entre une toile et celui qui la contemple. Si
j’étais peintre, je considérerais avoir atteint mon but quand mon œuvre,
cette chose sortie de moi, arrachée parfois péniblement, quand ce
morceau de moi a provoqué chez d’autres êtres une sorte de « choc en
retour, la réponse la plus valable à l’acte de création.
J’ai donc eu le coup de foudre la première fois que j’ai vu des
toiles de Jean-René Jérôme. Bien plus tard, j’ai fait la connaissance du
peintre. Quand il m’a annoncé sa prochaine exposition, je me suis
réjouis par avance de la débauche de plaisir que vingt, trente toiles ou
plus, allaient me procurer. Je ne saurais où donner des yeux! Et
puis, ce soir, devant ces œuvres s’offrant à mon regard, voici que je
suis profondément déconcertée. Il m’était bien venu l’idée que Jérôme
durant toutes ces années avait peut-être changé sa manière de peindre.
Mais comment prévoir un revirement aussi total? Où étaient ces paysages
et ces marines qui m’avaient enchantée? J’ai eu besoin de quelques
minutes pour me débarrasser de mes souvenirs. Il me fallait un esprit
vierge. Et je pourrais alors me laisser pénétrer tout entière par ces
projections de lui-même que l’artiste nous lançait au visage
impudiquement. Car le créateur doit être impudique. Même à travers des
symboles, il se livre à nous, nu, dépouillé. Bien sûr, je parle de
l’artiste véritable, pas de celui qui fabrique des tableaux.
Encore faut-il pouvoir déchiffrer ce que le peintre nous crie. Jérôme n’a pas voulu donner
de titre à ses tableaux. Il faut que chacun de nous puise dans son
œuvre ce qu’il souhaite. Mais il a tort car même avec un titre, l’œil
qui regarde n’est jamais passif. Les gens projettent dans une œuvre
d’art ce qu’il y a en eux. Ils participent d’une certaine façon à sa
signification. Même les mots, qui, apparemment, ne laissent pas de marge
à l’interprétation, transmettent des messages différents selon le
lecteur. J’en ai fait l’expérience avec mon roman « Le Mal de Vivre »,
il y a quelques années. J’ai souvent été déconcertée par le décalage qui
existait entre ce que j’avais écrit et ce que les gens avaient trouvé
dans mon roman. Mais peut-être est-ce bien qu’il en soit ainsi. Quand
nous lisons, regardons une toile ou écoutons une œuvre musicale, la
somme de toutes nos expériences passées, nos désirs, nos peurs, nos
haines, nos amours, bref notre vision de la vie, notre sensibilité
propre, tout cela n’ influence t-il pas notre manière de réagir à
l’œuvre littéraire, picturale ou musicale?
Il est des toiles de Jérôme que je n’aime pas mais qui toucheront
d’autres très certainement. Je ne vous dirai pas quels œuvres j’ai
aimées. Cela importe peu. Mes goûts me sont propres et ne concernent que
moi. Je ne veux pas tomber dans le travers des critiques professionnels
d’art ou littéraires qui se prennent pour des papes, distribuant
ex-cathedra éloges et critiques.
Si vous ne l’avez déjà fait, allez voir les toiles de Jérôme, un peu comme on va à l’église
(du moins quand on a vraiment la foi!). Laissez-vous pénétrer de toutes
parts par ces projections de son moi que l’artiste est arrivé à capter
sur ses toiles. Laissez-vous investir. Et peut-être ressentirez-vous ce
choc profond que suscite parfois la rencontre de deux âmes. Lorsqu’il
nous est donné, par delà la muraille de chair qui sépare les êtres,
d’entrevoir un peu, même fugacement, l’âme d’un artiste.
Jean-René Jérôme souhaitait avoir mes impressions. Je les ai jetées
toutes vives sur le papier. D’autres parlerons technique picturale,
métier, esthétique…Ils trancheront doctement puisqu’ils s’en croient le
droit. Il y aura peut-être aussi des critiques venimeuses . Mais
qu’importe? L’artiste crée son monde à lui. Vous pouvez accepter de le
suivre ou refuser. Mais ce monde qu’il a créé est sien. Personne ne peut
le lui enlever. La création est une grâce que l’on paie souvent par
beaucoup de souffrances et de tourments. Mais elle a ses joies aussi. De
toutes façons, l’artiste n’a pas le choix. Il doit suivre son chemin
et créer. C’est son destin.
Credit : Nadine Magloire/CANAL+HAITI
Written by:canalplushaiti
Written on:mai 18, 2012
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