lundi 28 janvier 2013

Haiti/Culture: Jean-René Jérôme, Créer un monde à soi.

Jean-René Jérôme
Il y a quelques années, je visitais l’Atelier de Néhémy Jean.  Je me suis arrêtée devant une toile, presque fascinée. Je découvrais en moi, brusquement, ce bonheur qui vous entre dans la peau par le truchement  des yeux. Un peu plus loin, un deuxième  choc délicieux, un troisième, un quatrième.  Je m’approchais pour lire le nom du peintre. Toutes ces toiles qui provoquaient en moi cette joie qui fait qu’on s’abandonne pour n’être plus qu’un œil qui regarde, toutes ces toiles étaient signées : Jérôme.

Qui était Jérôme? Je ne me suis pas demandé ce que valait sa peinture aux yeux des experts. C’est un aspect de l’art dont je ne me soucie guère. J’ai vu des tableaux des plus grands maîtres des siècles passés et des temps modernes dans les musées de Londres, Paris, Zurich, New-York. Mais je ne me suis jamais sentie le droit de trancher sur la valeur  d’une  œuvre . Tant  de critiques d’art  se sont trompés, portant aux nues des peintres dont la postérité ne retiendra même pas le nom, vouant  aux  gémonies des artistes qui seront considérés plus  tard comme de très  grands  génies!

Il y a quelques années, Otto Hahn, critique du magazine français  « L’Express »  écrivait  à peu près  ceci : « Télémaque  a trouvé un moyen de ne pas  se donner de mal ». Je savais, pour l’avoir vécu lors d’un séjour à Paris, qu’Hervé Télémaque travaillait à sa peinture  sept ou huit heures  par jour. S’il n’avait  pas fait son compte d’heures durant  la semaine, il se rattrapait le dimanche. Comment un critique d’art  peut-il  écrire sans sourciller de pareilles assertions? Même si une œuvre est médiocre, on ignore quelle somme de travail elle représente pour l’artiste. D’ailleurs il est des chefs-d’œuvre  qui  naissent  dans la facilité. Chaque artiste, chaque créateur a sa manière d’œuvrer. Ce même Otto Hahn écrivait, il y a quelques mois, un compte-rendu  élogieux d’une exposition  présentée par Hervé Télémaque. Que s’était-il passé?  Il n’avait  sûrement pas augmenté  son nombre d’heure de travail;  il n’avait pas changé sa manière de peindre.  Otto Hahn s’y  est  sans doute  accoutumé.  Certaines personnes ont besoin de temps pour s’habituer aux choses nouvelles. Et puis, Télémaque a acquis une certaine notoriété un peu partout dans le monde. Peut-être qu’Otto Hahn n’ose plus critiquer ce peintre haïtien dont le talent est reconnu  dans  les grandes capitales de l’art.

Avec quelle mesure un critique jauge l’œuvre d’un artiste? Pour ma part, je n’ai jamais eu qu’un critère : mon plaisir, mon émotion. Il y a ce lien presque charnel qui se crée entre une toile et celui qui la contemple. Si j’étais peintre, je considérerais avoir atteint mon but quand mon œuvre, cette chose sortie de moi, arrachée  parfois péniblement, quand ce morceau de moi a provoqué chez d’autres  êtres une sorte de « choc en retour, la réponse la plus valable à l’acte de création.

J’ai donc eu le coup de foudre la première fois que j’ai  vu des toiles de Jean-René Jérôme. Bien plus tard, j’ai fait la connaissance du peintre. Quand il m’a annoncé sa prochaine exposition, je me suis réjouis par avance de la débauche de plaisir que vingt, trente toiles ou plus, allaient me procurer. Je ne saurais où donner  des yeux!  Et puis, ce soir, devant ces œuvres s’offrant  à mon regard, voici que je suis profondément déconcertée. Il m’était bien venu  l’idée que Jérôme durant toutes ces années avait peut-être changé sa manière de peindre. Mais comment prévoir un revirement aussi total? Où étaient ces paysages  et ces marines qui m’avaient enchantée?  J’ai eu besoin de quelques minutes  pour me débarrasser de mes souvenirs.  Il me fallait  un esprit vierge. Et je pourrais  alors me laisser pénétrer tout entière par ces projections de lui-même que l’artiste nous lançait au visage impudiquement. Car le créateur doit être impudique. Même à travers des symboles, il se livre  à nous,  nu, dépouillé. Bien sûr, je parle de l’artiste véritable, pas de celui qui fabrique des tableaux.
 
Encore faut-il pouvoir déchiffrer ce que le peintre nous crie. Jérôme n’a pas voulu donner  de titre à  ses tableaux. Il faut que chacun de nous puise dans son œuvre ce qu’il souhaite. Mais il a tort car même avec un titre, l’œil qui regarde n’est jamais passif. Les gens projettent dans une œuvre d’art ce qu’il y a en eux.  Ils participent d’une certaine façon à sa signification. Même les mots, qui, apparemment, ne laissent pas de marge à l’interprétation, transmettent  des messages différents selon  le lecteur. J’en ai fait l’expérience avec mon roman « Le Mal de Vivre », il y a quelques années. J’ai souvent été déconcertée par le décalage qui existait entre ce que j’avais écrit et ce que les gens avaient trouvé dans mon roman. Mais peut-être est-ce bien qu’il en soit ainsi. Quand nous lisons, regardons une toile ou  écoutons une œuvre musicale, la somme de toutes nos expériences passées, nos désirs, nos peurs, nos haines, nos amours, bref notre vision de la vie, notre sensibilité propre, tout cela n’ influence  t-il pas notre manière de réagir à l’œuvre littéraire, picturale ou musicale?

Il est des toiles de Jérôme que je n’aime pas mais qui toucheront d’autres très certainement. Je ne vous dirai pas quels œuvres j’ai aimées. Cela importe peu. Mes goûts me sont propres et ne concernent que moi. Je ne veux pas tomber dans le travers des critiques professionnels d’art ou littéraires qui se prennent pour des papes, distribuant  ex-cathedra éloges et critiques.

Si vous ne l’avez déjà fait, allez voir les toiles de Jérôme, un peu comme on va à l’église (du moins quand on a vraiment la foi!). Laissez-vous pénétrer de toutes parts par ces projections de son moi que l’artiste est arrivé à capter sur ses toiles. Laissez-vous investir. Et peut-être ressentirez-vous  ce choc profond que suscite parfois la rencontre de deux âmes. Lorsqu’il nous est donné, par delà la muraille de chair qui sépare les êtres, d’entrevoir un peu, même fugacement, l’âme d’un artiste.

Jean-René Jérôme souhaitait avoir mes impressions.  Je les ai jetées toutes vives sur le papier. D’autres parlerons  technique picturale, métier, esthétique…Ils trancheront doctement puisqu’ils s’en croient le droit. Il y aura peut-être aussi  des critiques venimeuses . Mais qu’importe? L’artiste crée son monde à lui. Vous pouvez accepter de le suivre ou refuser. Mais ce monde qu’il a créé est sien. Personne ne peut le lui enlever. La création est une grâce que l’on paie  souvent par beaucoup de souffrances et de tourments. Mais elle a ses joies aussi. De toutes  façons, l’artiste n’a pas le choix. Il doit suivre son chemin et créer. C’est son destin.






Credit : Nadine Magloire/CANAL+HAITI





Written by:
Written on:mai 18, 2012

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire