Robert Berrouët-Oriol |
Robert Berrouët Oriol, linguiste-terminologue, poète et critique littéraire,
est coauteur de la première étude théorique portant sur « Les écritures
migrantes et métisses au Québec » (Quebec Studies, Ohio, 1992). Sa
dernière oeuvre littéraire, « Poème du décours » (Éditions Triptyque,
Montréal 2010), a obtenu en France le Prix de poésie du Livre insulaire
Ouessant 2010. Ancien enseignant à la Faculté de linguistique d’Haïti,
il est également coordonnateur et coauteur du livre de référence «
L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » --
Éditions du Cidihca, Montréal, février 2011, Éditions de l’Université
d’État d’Haïti, Port-au-Prince, juin 2011. Œuvre en cours de publication
en 2012 : DÉCOUDRE LE DÉSASTRE suivi de ANAPHORE DE L’ÎLE.]
Défaillance, dérangement, désagrément, désarroi, éblouissement, embarras…
On dispose d’une ample récolte de synonymes pour exprimer la notion de
‘’malaise’’. À la suite des textes publiés ces trois derniers mois, sur
différents sites et journaux, par de jeunes poètes haïtiens et qui
illustrent l’actuel malaise dans la littérature, voici que paraît aujourd’hui, sur le site Potomitan, la »Lettre ouverte à un poète que j’apprécie : Georges Castera ». Cette nouvelle lettre ouverte porte la signature du poète Anivince Jean-Baptiste et elle est d’abord parue sur le site Haïti News 2000. Le document que publie aujourd’hui Potomitan m’a été aimablement acheminé, hier, par le jeune poète Claude Sainnécharles.
Dans le champ littéraire haïtien, cette nouvelle interpellation
publique des écrivains ‘’aînés’’ par les jeunes poètes mérite une
attention critique et elle intervient en écho à la nécessaire et
rigoureuse appréciation de la gestion autocratique et préjudiciable de
l’extraordinaire activité dénommée ‘’Étonnants voyageurs – Haïti’’ déjà mise en cause publiquement. Au jour d’aujourd’hui, les responsables de ‘’Étonnants voyageurs – Haïti’’
n’ont pas consenti à répondre avec hauteur de vues et de manière
responsable aux jeunes poètes haïtiens sur certaines questions de fond
qu’ils ont courageusement soulevées. Pour ma part, j’avais mis certains
textes des jeunes poètes en perspective en publiant le 6 mars 2012 ‘’Malaise dans la littérature…’’.
Je relevais, entre autres, le fait que les poètes et éditeurs James
Pubien et Jean François T. Toussaint, des Éditions Bas de page, dans une
« Lettre ouverte au festival Étonnants voyageurs Haïti (La pesanteur contre l’oubli) » et diffusée sur Internet, avaient valablement contesté l’erratique gestion « haïtienne »
de l’événement en mettant l’accent sur les pratiques sélectives de
cooptation à l’œuvre dans une certaine République de la complaisance
littéraire…
Pour mieux mesurer les dits et non-dits de la »Lettre ouverte à un poète que j’apprécie : Georges Castera », il me semble nécessaire aujourd’hui de relire les textes qui l’ont précédé, notamment : ’’Contre l’impertinence casterienne et trouillotienne’’ de Claude Sainnécharles daté du 3 mars 2012, ainsi que ‘’Pour en finir avec cette dérogation littéraire en Haïti’’ de Anderson Dovilas daté du 2 avril 2012.
Qu’est-ce à dire ?
Première remarque :
par-delà un probable conflit intergénérationnel, il me semble utile de
soumettre à la réflexion des jeunes poètes haïtiens qu’il importe au
plus haut point d’éviter de ‘’personnaliser’’ le propos : il leur
incombe de s’en tenir au seul débat d’idées sans pour autant
évacuer le fait que les idées et pratiques contestées sont portées par
des écrivains ‘’aînés’’ connus dans le champ littéraire haïtien.
Deuxième remarque : j’assume que toute prise de parole publique doit impérativement s’effectuer avec hauteur de vues. Il faut impérativement s’en tenir aux questions de fond
et les jeunes poètes haïtiens ont intérêt à clarifier leur position et
leurs attentes par rapport aux ‘’aînés’’ dans un débat public que je
souhaite rigoureux et respectueux des personnes. Ainsi se pose
aujourd’hui l’incontournable question de la quasi-captation, de la
‘’nationalisation’’ du champ littéraire haïtien et de son capital
symbolique par un petit groupe d’écrivains gravitant autour du
‘’pouvoir’’ autocratique que s’efforce d’ordonnancer ‘’Étonnants voyageurs – Haïti’’.
Le débat, à instituer de toute urgence sur cette problématique, ne
saurait être évacué ni par les écrivains ‘’aînés’’ qui ont choisi de se
taire ni par les prosélytes de ‘’Étonnants voyageurs – Haïti’’
qui, semble-t-il, vivent le fait littéraire comme marchepied d’une
soi-disant ‘’ascension sociale’’ à l’haïtienne… Or la volonté de
‘’nationalisation’’ et de territorialisation du champ littéraire
haïtien, qui est une posture néo-duvaliériste et noiriste, va à
l’encontre de la configuration contemporaine de la production
fictionnelle haïtienne : notre littérature est transnationale depuis une
quarantaine d’années, elle s’est bellement écrite sur les terres
fertiles de l’exil durant la sanglante dictature des Duvalier père et
fils –et il va bien falloir en tirer les conséquences au plan théorique
et dans l’abord même du fait littéraire.
D’autre part, le débat public d’idées, dans une certaine sous-culture
haïtienne contemporaine dyslexique et anémiée, est encore perçu comme
une ‘’attaque personnelle’’ ou le désir quelque part pervers de
‘’prendre la place de untel’’ dans les rapports d’étalement du capital
symbolique. Nenni ! En l’absence d’espaces publics de débats dans
l’Haïti d’aujourd’hui, en l’absence de revues culturelles de haut
niveau, universitaires ou pas, j’assume que les écrivains ‘’aînés’’
ainsi que les jeunes poètes haïtiens doivent inventer des lieux et des supports d’échanges et de dialogue pour que leurs idées, leurs pratiques et leurs ‘’thèses’’ puissent être confrontées, appréciées et référencées.
Enfin j’estime qu’il ne suffit pas de cibler, d’interpeller ou de
contester les idées et pratiques autocratiques à l’œuvre aujourd’hui
dans le champ littéraire haïtien : dans les deux langues officielles
d’Haïti, les jeunes écrivains doivent produire une œuvre littéraire
forte, qui se tienne debout dans la durée et qui innove sur les
registres qu’ils auront choisis.
C’est à cette condition première que leur parole publique sera mieux
entendue, mieux comprise et acceptée, c’est ainsi qu’ils s’adresseront
d’égal à égal à leurs ‘’aînés’’. Produire des œuvres fortes, de haute
exigence esthétique et éthique, s’arc-bouter à la langue en faisant
dégorger la langue, offrir l’hospitalité de leur lecture aux œuvres des
‘’aînés’’ tout en leur proposant des œuvres de qualité dans les deux langues haïtiennes :
tel est aussi ce chemin de traverse à emprunter pour disqualifier
publiquement la vaine volonté de ‘’nationalisation’’ et de
territorialisation du champ littéraire haïtien.
28 mai 2012
Credits:Robert Berrouët-Oriol,Linguiste-terminologue,Montréal/CANAL+HAITI
Written by:canalplushaiti
Written on:juin 2, 2012
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